Fidelma sauta de son cheval devant la maisonnette de plain-pied construite en rondins. Elle avait quitté le rath sur un coup de tête, sans savoir où elle se dirigeait. Depuis tout à l’heure, elle était obsédée par un vers de L’Enéide en relation avec Critán. Dux femina facti ! Et puis elle avait vu la chaumière nichée dans un méandre de la rivière.
Une femme se tenait dans le jardin, occupée à soigner ses plantes. Elle regarda Fidelma approcher avec intérêt. Plus très jeune mais bien faite, petite, blonde, avec un visage aux pommettes hautes, elle était habillée de vêtements aux couleurs criardes.
Fidelma attacha les rênes de son étalon à un pieu.
— Bienvenue en ma demeure, dit la femme. Mais... savez-vous où vous êtes, ma sœur ?
Fidelma lui sourit.
— On m’a dit que c’était la maison de Clídna. M’aurait-on mal renseignée ?
La jolie blonde secoua la tête.
— Je suis bien Clídna et je tiens un meirdrech loc.
— Vous faites commerce de vos faveurs ? Dans ce cas, on m’a bien informée.
— Les religieuses rendent rarement visite à une femme aux secrets, comme moi, à moins de vouloir me convertir à un nouveau mode de vie.
Fidelma se dit que cette métaphore de « femme aux secrets » convenait bien à celle qui l’accueillait.
— Dux femina facti ! dit-elle à voix haute. Et tout commença avec une femme. C’est parce que vous êtes la dépositaire de tant de confidences que je tenais à vous rencontrer, Clídna.
La prostituée la regarda d’un air surpris.
— Donc, je ne vous offenserai pas en vous priant d’accepter mon hospitalité ?
— Pas du tout.
— Alors venez vous rafraîchir, mais je n’ai pas de grands vins ou d’hydromels raffinés à vous offrir.
Une fois à l’intérieur de la chaumière, elle indiqua un siège à Fidelma, prit une marmite qui cuisait sur le feu et la posa sur la table.
— Je viens de préparer une infusion.
— Que contient-elle ? demanda Fidelma en humant l’arôme forestier qu’elle dégageait.
— Eh bien, j’incise un bouleau pour en tirer de la sève que je fais chauffer avec des aiguilles de pin. Ensuite, je verse la mixture sur des feuilles de roseau afin de la filtrer.
Elle tendit un gobelet à Fidelma qui goûta la tisane dont le goût était original mais tout à fait plaisant.
— C’est excellent, jugea la religieuse.
— Rien de comparable à ce que vous buvez au palais de Cashel.
Fidelma haussa les sourcils.
— Donc vous savez qui je suis ?
— Vous oubliez ma fonction de femme aux secrets, répondit l’autre avec une lueur amusée dans ses yeux noisette. Je suis la dépositaire des murmures et des rumeurs.
— Parlez-moi de vous. Comment en êtes-vous arrivée à cette situation ?
— J’étais la fille d’Uí Fidgente, faits prisonniers après la bataille de Ford of Apples où Dicuil, fils de Fergus, fut assassiné par les hommes de Cashel et retenus comme otages.
« Les otages n’avaient aucun droit dans cette société où on les exploitait jusqu’à ce qu’une rançon soit payée ou que la génération suivante soit automatiquement libérée.
« Étant née avant la capture de mes parents, on ne me reconnaissait aucun droit à l’intérieur du clan et voilà pourquoi je suis devenue une femme aux secrets, sans prix de l’honneur, sans statut, sans prix de mariage. Et sans propriété.
— A qui appartient votre maison ?
— Elle est située sur les terres d’Agdae.
— Agdae du Black Marsh ?
— Oui, je lui paye un loyer et je n’ai pas honte de l’existence que je mène.
— Je le comprends tout à fait.
— D’habitude, ceux de votre condition, par exemple le père Gormán, voudraient me faire flageller et me chasser de ce pays.
— Le père Gormán est un fanatique.
Clídna manifesta sa surprise.
— Ne me dites pas que vous m’approuvez ?
— Vous ou la profession que vous exercez ?
— Vous les distinguez ?
— Mon mentor, Morann de Tara, m’a enseigné de ne jamais prendre sur moi les mesures d’un manteau destiné à un autre. Cependant, je ne suis pas venue vous entretenir de votre vie, Clídna, mais vous demander de me fournir quelques informations.
La femme haussa les épaules.
— Je suis très au fait de ce qui se passe ici.
— Justement. Dux femina facti ! Vous avez très bien pu recueillir certaines informations.
— Mais pas la solution du mystère qui vous tient en échec. Si beaucoup de gens détestaient Eber et souhaitaient sa mort, j’ignore combien étaient prêts à le tuer.
— Peut-être qu’Agdae avait des motifs suffisants ?
Clídna rosit et secoua la tête.
— Il était à Lios Mhór quand Eber a été assassiné.
— Il aurait pu louer les services d’hommes de main.
— Cela ne lui ressemble pas. C’est un homme impétueux, souvent aveuglé par sa loyauté envers son cousin Muadnat, mais il n’est pas violent.
— Il a proféré des menaces à l’encontre du jeune Archú et, pendant que nous parlons, il est peut-être en train de trouver un moyen de le tuer.
Clídna eut un gloussement de gorge.
— Vous êtes mal informée !
Fidelma haussa les sourcils.
— Vous en êtes certaine ?
Clídna se leva, ouvrit une porte qui communiquait avec une pièce plongée dans l’obscurité et fit signe à Fidelma de la suivre en posant un doigt sur ses lèvres.
La pièce mal aérée sentait l’alcool et un homme ronflait, étendu sur un lit en bois.
Clídna s’avança sur le parquet et alla repousser un volet. La lumière inonda la pièce, l’homme gémit et Fidelma n’eut aucun mal à reconnaître Agdae. Clídna referma le volet et les deux femmes regagnèrent la pièce principale.
— Depuis la mort de Muadnat, il n’a pas dessoûlé, expliqua Clídna. La mort de son cousin l’a beaucoup affecté mais c’est un homme doux, cela je peux vous l’assurer.
Fidelma buvait sa tisane d’un air pensif.
— Eber vous rendait-il visite ?
Clídna secoua la tête en riant. Elle semblait une femme plutôt gaie.
— Je n’étais pas à son goût car je ne suis pas une jeune fille ni une de ses parentes.
— Pourquoi les gens le haïssaient-ils ?
— Il se conduisait avec eux avec la rapacité d’un vautour.
— Dans ce cas, je m’explique mal sa réputation de gentillesse, de générosité et de courtoisie.
— À Cashel, Eber recherchait le pouvoir. Il se targuait d’être l’ami de tout le monde et il achetait les gens pour se gagner un siège à l’assemblée du roi.
— « Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous[10] ! » grommela Fidelma qui sourit devant la perplexité de Clídna. C’est une citation de l’Évangile de Luc, reprit-elle. En d’autres termes, un homme qui prétend avoir beaucoup d’amis n’en a aucun. Parlez-moi de ceux qui ne le portaient pas dans leur cœur.
— Par qui voulez-vous que je commence ?
— D’abord sa famille proche.
— Excellent début. Ils le haïssaient tous.
— Cranat ?
— Sans aucun doute. Elle considérait qu’elle s’était mariée au-dessous de sa condition de princesse des Déisi. Vivre en Araglin lui fait horreur et elle a épousé Eber pour son argent. Puisque vous aimez les citations latines, en voici une qu’un... ami m’a apprise.
Elle sourit.
— Quaerenda pecunia primum est virtus post nummos.
— Un vers des Épîtres d’Horace. Cherchez l’argent car la vertu vient après les richesses.
Clídna hocha la tête.
— Et Crón est la fille unique d’Eber ?
— Oui, dit-elle en appuyant sa joue sur sa main.
— Quand Cranat a-t-elle déserté la couche d’Eber ?
— Crón avait alors douze ou treize ans. On en a fait des gorges chaudes.
— Comment cela ?
— Eber préférait la compagnie de sa fille à celle de sa femme.
Fidelma se renversa sur son siège.
Encore un peu de tisane ? demanda Clídna d’un air détaché.
Fidelma lui tendit son gobelet.
— Et Crón, que ressentait-elle pour son père ?
— Ils entretenaient des relations étroites et elle travaillait avec lui. Elle a été élue tanist malgré son extrême jeunesse. Ici, nous sommes une communauté rurale, ma sœur, et les gens étaient furieux.
— Vraiment ?
— Une jeune fille nommée héritière présomptive du chef de la communauté !
— Cela s’est déjà vu. Dans les cinq royaumes, les femmes peuvent aspirer aux plus hautes fonctions.
— Mais chez les paysans, elles sont rarement élues. Sans compter que Crón prenait la place de Muadnat.
Fidelma tressaillit.
— En tant que cousin d’Eber, qui n’avait pas d’héritier mâle, Muadnat était tanist depuis longtemps. Puis Eber le déshérita en faveur de sa fille. On affirme qu’il a dépensé beaucoup d’argent pour soudoyer des membres du conseil.
Fidelma sauta sur ses pieds.
— Réveillez Agdae, je vous prie.
Clídna allait protester mais l’expression résolue de Fidelma l’en dissuada.
Il leur fallut de la patience pour amener Agdae à reprendre conscience. Assis sur le lit, il se frotta les yeux, l’esprit embrumé par la beuverie.
— Écoutez-moi attentivement, Agdae, lança Fidelma d’une voix coupante. Je veux que vous me disiez la vérité, sinon votre vie pourrait être menacée. Vous me comprenez ?
Agdae poussa un grognement.
— Quand Muadnat a-t-il été destitué par le derbfhine de la maison des chefs d’Araglin ?
Agdae la fixait d’un air vague.
— Je vous écoute.
— Quand ? soupira Agdae. Oh, il y a trois semaines.
— Et vous appartenez au derbfhine ?
Agdae se passa la main dans ses cheveux emmêlés et hocha la tête.
— Donnez-moi quelque chose à boire.
— Vous avez voté pour Muadnat ?
— Forcément, qu’est-ce...
— Qui d’autre a voté pour lui ?
Agdae laissa tomber sa tête sur sa poitrine et Fidelma le secoua.
— Arrêtez ! gémit-il. Juste Cranat, Teafa et moi, ah oui, et Menma. Personne d’autre.
— Menma est membre du derbfhine ?
— En tant que proche cousin d’Eber, il avait droit à une voix, intervint Clídna.
Abruti par la boisson, Agdae retomba dans sa torpeur. Fidelma s’attarda un instant puis rejoignit la pièce principale avec Clídna.
— Crón a été élue tanist il y a juste trois semaines et je sais qu’elle entretient une liaison avec Dubán. Comment décririez-vous les relations de Dubán et d’Eber ?
Clídna fit la grimace.
— Dubán détestait le chef.
— Pourtant, il était le commandant de ses gardes. Eber se doutait-il de son aversion à son égard ?
— Eber ne s’intéressait qu’à lui-même et assez peu à son entourage. Il était sensible à la flatterie et quand il se découvrait des ennemis, il les réduisait à sa merci en les achetant. Quand Dubán a réapparu après bien des années d’absence pour lui offrir ses services, Eber fut flatté qu’un guerrier rendu célèbre par les combats qu’il avait livrés aux Uí Fidgente vienne le solliciter.
— Je vois.
— Cependant, si vous soupçonnez Dubán d’avoir tué Eber, je vous engage à ne pas poursuivre dans cette voie. Dubán est un homme ambitieux et résolu, mais il suit un code de l’honneur. Il n’aurait pas hésité à tuer Eber en combat singulier mais il ne l’aurait jamais égorgé la nuit.
— J’ai vu des gens très honorables recourir à des moyens que l’on n’aurait jamais imaginés.
— De tous les habitants d’Araglin et malgré la répulsion que lui inspirait Eber, Dubán est le meurtrier le plus improbable.
— À quoi attribuez-vous son inimitié envers Eber ?
— C’est une histoire qui remonte à loin. Quand Dubán était jeune, un événement que j’ignore l’a poussé à chercher fortune dans les armées des rois de Cashel.
— Si vous étiez à ma place, sur qui porteraient vos soupçons ?
Clídna fit la moue.
— Vous ne vous offenserez pas de ma franchise ?
— Au contraire.
— Ce que je vais vous dire risque de vous déplaire.
— Aucune importance. Je place mes pas dans la voie de la justice, quel que soit l’endroit où elle me conduise. Vincit omnia veritas, la vérité triomphe de tout.
— Le père Gormán haïssait Eber. Ce fanatique passe son temps à menacer les gens des feux de l’enfer. Il a tenté d’intimider Eber et Teafa.
— De qui l’avez-vous appris ?
— De ce gamin arrogant qui prétend être un guerrier. Il m’a souvent rendu visite.
— Critán ?
— Lui-même. Un soir qu’il était soûl, il est venu ici et il m’a raconté que le père Gormán avait prononcé de violentes diatribes contre Eber et Teafa. Il les a accusés de nombreux péchés, ajoutant que pour eux aucune fournaise ne serait assez brûlante pour les punir, ni l’éternité assez longue.
— Quand cela s’est-il passé ?
— D’après Critán, il y a deux semaines. Eber fut tellement outragé qu’il frappa le père Gormán.
— Il a frappé un prêtre ? s’étonna Fidelma. Y avait-il des témoins ?
— Crítán, qui se trouvait dans le fenil, a assisté à la scène qui s’est déroulée dans les étables, mais ils ne l’ont pas remarqué.
— Sur quoi portait la dispute ?
— Il vous faudra interroger Crítán.
— Cela m’étonnerait qu’il se confie à moi. Mais ne vous inquiétez pas, si vous me rapportez ses paroles, vous ne serez impliquée dans aucune procédure. J’y veillerai personnellement.
— Crítán, qui s’était endormi, a été réveillé par des éclats de voix. Le prêtre, Eber et Teafa se querellaient. Il n’a pas entendu précisément de quoi il s’agissait mais le père Gormán réprimandait le chef et sa sœur pour leur manque de moralité. Móen a été mentionné. Et Eber a frappé le prêtre.
— Et alors ?
— Le père Gormán est tombé à terre en criant qu’Eber paierait ce geste de sa vie.
— Vous êtes sûre ?
— Crítán l’affirme.
— Vous souvenez-vous des termes exacts de l’échange... selon Crítán ?
— Le père Gormán se serait exclamé : « Vous serez foudroyé par le ciel pour avoir osé me toucher », ou quelque chose dans ce genre.
— Le ciel... il n’a pas dit qu’il s’en chargerait lui-même ?
Clídna secoua la tête.
— Et Agdae... est-il un propriétaire accommodant ?
— Ni pire ni meilleur qu’un autre.
— Mais il a votre préférence, non ?
— Rien n’interdit de rêver au-dessus de sa condition, admit Clídna en battant des cils.
— Et Muadnat, quelle opinion aviez-vous de lui ?
— Une tête brûlée. Il n’écoutait personne.
— Muadnat et Agdae fréquentaient tous les deux votre... maison ?
Clídna se mit à rire.
— Tout comme la moitié des hommes d’Araglin. Je n’en ai pas honte. C’est mon métier.
— Les auriez-vous, par hasard, entendus parler d’une mine ?
— En Araglin ?
— Oui. Par exemple au Black Marsh.
— Non, ni là ni ailleurs.
Fidelma était déçue.
— Remarquez... c’est peut-être sans intérêt mais... Menma a une fois signalé...
Fidelma attendait, vivement intéressée par cette brusque incursion du nom du rouquin dans la conversation.
— ... Menma a mentionné un homme. Selon lui, il avait découvert un caillou qui ferait sa fortune.
— Vous êtes sûre ?
— Je n’y ai pas compris grand-chose. Menma vient souvent ici et il boit plus que de raison. Il y a quelques semaines, alors qu’il était ivre, il a commencé à discourir sur les richesses du sous-sol. Et puis il a parlé de cet homme qui connaissait le moyen de transformer les pierres en richesses qui surpasseraient celles d’Eber.
— A-t-il donné son nom ?
— Quelque chose comme Mór... Mór...
— Morna ?
— Il me semble, oui. Maintenant que j’y pense, ne peut-on extraire des métaux précieux des rochers ?
— Et Muadnat, a-t-il abordé le même sujet ?
— Non. Mais si cela peut vous aider, à cette époque, Menma et Muadnat semblaient très liés. Muadnat ne s’était jamais montré très amical avec le chef des troupeaux auparavant. Je le sais parce qu’Agdae s’est plaint que Muadnat et Menma allaient souvent chasser ensemble dans les collines et il se sentait exclu.
Fidelma se leva avec des gestes lents.
— Clídna, je vous remercie de votre hospitalité et j’ai apprécié votre aide, croyez-le.
Clídna parut sceptique.
— Si vous le dites.
— Je vous souhaite beaucoup de bonheur dans votre vie.
Fidelma sortit de la maisonnette, sauta sur son cheval et se dirigea vers la vallée du Black Marsh, absorbée dans ses pensées.